lundi 10 août 2015

Annie ERNAUX. Une révélation. « La place ».

Une écriture choisie pour faire ressentir au lecteur ses origines sociales. La honte, le regard de plus en plus éloigné de la narratrice (A Ernaux elle-même) sur son sujet : le père. Un monde qui n’existe plus, qui ne cesse de la hanter, pourtant. Elle est allée au-delà de ses origines. Elle pense expier la trahison envers l’enfant qu’elle était en écrivant.

Comment vivre avec cette trahison ? Sans doute, le peut-elle car elle est allée au bout de ce qu’elle était. De ce qu’elle ne pouvait pas être, plus encore que ce qu’elle ne voulait pas être. Pour autant, elle n’a pas oublié la moindre parcelle de souvenirs.  Parce qu’il y avait, dans chaque geste, chaque mot, une économie qui ôtait le superflu (jamais le superficiel : ce mot n’aurait jamais pu s’appliquer à son père) et qui lui a permis de photographier, mentalement, et d’une manière plus aiguisée, encore, ces images, dont elle a nourri ses écrits.
Elle pose la question du souvenir. De la vie. Pour écrire quelque chose qui ait du corps, de la consistance,  il faut avoir fait place nette. S’être épurée du vernis que la société, les préjugés, les traces de l’éducation, les ressentis laissent sur nous. C’est ce tour de force qu’elle a réussi  avec ce livre. Être en osmose avec sa mémoire, ses souvenirs pour évoquer la figure du père. Lui rendre un noble hommage.
Elle a voulu utiliser une écriture factuelle pour rester dans le vrai. Dépeindre le monde des dominés. Jamais un mot ou une émotion de trop. Ne jamais tomber dans le misérabilisme.
Dans ce récit, elle est l’adulte qui demeure fidèle à l’enfant qu’elle fut. Ses mots ne heurtent pas, ne sont pas dits plus haut les uns que les autres. L’oralité des scènes se glisse dans l’écrit d’une façon magistrale. 
Je serais honorée, si elle acceptait de converser avec moi.  Comme elle, j’ai eu, à mon adolescence, honte de mon milieu social. De la soupe sans sel, du ‘ qu’en dira-t-on’,  des phrases toutes faites  (on ne peut pas aller plus loin), d’actions que je jugeais ridicules.

Annie ERNAUX m’a montré que l’ascension sociale résidait, au contraire, dans la répétition de ces petites choses. Se raser, pour aller faire des courses, est un acte social chez mon père. Pour se distinguer du ‘petit paysan’ qu’il aurait pu demeurer, s’il n’avait pu suivre les cours de l’Ecole Normale.  La lecture de ‘ la place’ a mis en lumière tout ce qui me meut, au fond: la place de l'amour de mes parents. En cela c'est une lecture salvatrice. 

Là, s'arrête la comparaison. Car si l'on scrute le processus de création, un fossé se creuse. Énorme, béant. 
Le détachement d’Annie ERNAUX n’a pas été le mien. Elle a basculé vers un milieu plus bourgeois, rompant avec des mots de l’enfance. Je n’ai pas évolué de la même manière, même si je suis ‘montée‘ à Paris. En cela, elle est devenue une personne réellement indépendante, ce dont je me targue d’être, mais que je ne suis pas, de facto. Je ne pense pas avoir cette force. Et là, réside toute la différence. Elle peut être affranchie de toute contingence. De toute peur. Elle peut écrire comme elle veut. Être totalement libre.

Moi,  je dois composer. L’écriture libérée, qui ose, je la diffuse aux inconnus, sur un blog. Sur un site d’auteure, dont je n’ai pas donné les clés à la famille. Mon anonymat parisien me protège de leurs remarques acides,  de leur pudibonderie.  L’autre, celle qui peut être lue d’eux, je la cantonne, la restreins, volontairement.  Qui est la plus grande traître, alors ? Elle ou moi ? 

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