1-
Engoncés dans
leurs fauteuils de velours rouge grenat, un homme et une femme regardent le
film d’ouverture de la 35eme Edition du plus grand Festival de Films des
Balkans.
Le
film est l’œuvre de l’enfant du pays. Le théâtre officiel de la ville l’a
accueilli comme une mère retrouverait son fils après une longue année
d’absence.
Les
genoux de l’homme et de la femme sont à deux centimètres l’un de l’autre. La
main de l’homme, dessinée dans un carré de chair, est posée sur son genou à
lui. Tout près du genou de la femme. Il ne touche rien mais l’envie de passer
sur celui d’à-côté se trahit par la pesanteur immobile de sa masse. Le regard
de la femme se détourne de l’écran. La main de l’homme l’attire
irrésistiblement. Elle rougit. Elle l’imagine parcourir son corps. Son cœur
cogne.
Et
puis les genoux se touchent. On ne sait si c’est elle, ou lui, qui a bougé du
centimètre fatal. Ils ne se détachent plus. Peu importe si le jean de l’homme
est rugueux, si la mousseline de la robe violette de la femme est fluide. La
chaleur irradie leurs corps instantanément. L’homme ne résiste pas au chant des
sirènes. Il pose sa main sur le genou offert. Sans bouger la tête d’un pouce.
La
femme vient d’Angleterre. L’homme de Slovénie. Ils ne se connaissent pas. Deux
heures plus tôt, ils se sont assis côte à côte, par le hasard des places
réservées. Lui, est trapu. Les sourcils blonds. La bouche sensuelle. Le visage buriné.
Chemise à carreaux hawaïenne, jeans, baskets. Casquette vissée sur la tête, à
la manière de Spielberg. La bonne
cinquantaine. Elle, est sophistiquée, maquillée avec pudeur et recherche. Sa
taille est fine, presque trop. Elle est grande. Brune. Cheveux longs noués par un
ruban rouge.
C’est
pendant la deuxième partie du film que la tension s’est épaissie entre eux. Au
fur et à mesure que l’intensité dramatique du film se nouait.
Dès
qu’elle s’est installée près de lui, dès qu’il a croisé son regard, l’homme a
eu cette envie de la toucher. A cause de sa bouche aux lèvres assez minces mais
aux promesses généreuses. A cause de ses
yeux sombres aux profondeurs opalines et troublantes. A cause de ce ruban
rouge, qu’il a eu envie de dénouer d’un coup. A cause de ses genoux saillants.
A
la dérobée, pendant la séance, il a regardé la silhouette près de lui. Le
reflet des images du film donnait au visage de la femme une pâleur touchante,
que son œil averti de cameraman discerna de suite comme une rareté. La femme
faisait au moins cinq centimètres de plus que lui.
Et
puis il a senti que la hanche de la femme glissait ostensiblement vers son
fauteuil. Que son bassin à lui voulait se plaquer contre elle. Ils ont regardé
le film en étant attentifs aux moindres frémissements de l’un et de l’autre.
Ils sont restés indifférents aux mouvements de la foule, aux rires, aux
applaudissements qui éclataient parfois de ci, de là.
Le
film est fini. La lumière fuse dans la salle.
Les
genoux se sont écartés, naturellement, retrouvant leur position innocente.
L’équipe
de tournage est invitée à monter sur scène, des applaudissements crépitent dans
tout le théâtre. Les flashs éclaboussent les comédiens et le réalisateur.
D’un
élan commun, la foule se lève pour ovationner les héros du jour. Le Président
de la République en personne vient leur discerner un prix. Une grande actrice
française est appelée sur scène. Invitée d’honneur, elle est très longuement
ovationnée. La foule scande ensuite le nom du réalisateur. On lui tend un
micro. La joie est à son comble. L’homme et la femme se lèvent, pris par la
fièvre du moment. Par mégarde, la femme
laisse tomber son lourd sac à main. Elle se penche pour le ramasser, offrant la
courbe de sa taille à l’homme en jeans. Son déhanché volontaire et gracieux décuple
l’attirance de l’homme. Les remerciements de circonstance, il s’en fout
désormais. Plus rien d’autre ne compte que cette présence près de lui.
La
femme essaie de fixer son attention sur le réalisateur mais c’est peine perdue.
Tout son esprit se dirige vers l’inconnu à ses côtés. Elle a totalement perdu
son self-control.
Pourquoi est-ce
que je me suis assise là ?
Je ne pouvais
pas faire autrement, en même temps ! Les places étaient réservées et
nominatives.
Non… Tout ça, c’est à cause de Carl qui
m’a demandé d’aller couvrir cet évènement alors que j’aurais mille fois préféré
aller couvrir celui des Golden Awards, ou des British Awards ou des French
Awards, plutôt que de me taper cette cérémonie dans une République de l’Est,
dont je ne connaissais même pas le nom de la monnaie locale six jours avant.
L’Anglaise
fulmine. Le sang lui monte aux joues.
2-
La cérémonie
s’achève enfin. Les paparazzis chassent leurs victimes consentantes. La femme
attend que les invités bougent de leur siège pour aller faire son boulot. Elle
est journaliste, Messieurs Mesdames. Oui, c’est ça, journaliste! Alors
bougez-vous !
Mais
elle sent le souffle de l’homme sur sa nuque. Ses narines captent son parfum.
Une odeur de musc. Elle sait qu’il la détaille, qu’il a envie de mettre ses
mains sur ses fesses.
Non ! Mais arrête ! T’es dingue ou quoi ?
Tu connais rien de ce type et t’as envie qu’il te couche là, par terre, entre
ces deux sièges, pour relever ta robe et te faire l’amour … Mais ah ! Ah qu’est-ce qui
m’arrive ?
La
femme chancelle. La tête lui tourne.
Elle manque de tomber. L’homme la retient par l’épaule. Il a vu son étourdissement,
l’a rattrapée, happée contre lui. Elle sent aussitôt son désir. Elle ne fait rien pour le repousser, elle en
est incapable. Elle a envie de se sentir prise, tout de suite comme ça. Elle
sent une chaleur brûlante lui traverser le corps, en partant de son ventre.
Elle jouit en deux secondes. Elle n’a rien vu venir. C’est la première fois que
ça lui arrive.
Même
son mec, enfin son ex, n’a jamais éveillé ça en elle.
Les
gens autour d’eux ne se rendent pas compte de son trouble. Ils sont affamés de
la soirée à venir. D’entendre les ragots avant tout le monde et qui feront la
une des journaux le lendemain. D’être
aux premières loges pour parler aux acteurs du film, dont un Allemand à la tête
de chou mais aux yeux bleus terrifiants de clarté.
La
femme tourne enfin la tête vers l’homme. Se faisant, elle se dégage de son
étreinte, de sa chaleur. Elle croise son regard brillant. Leurs yeux se fixent,
leurs bouches se regardent, se parlent.
-
Vous
êtes là pour combien de temps ? lui souffle-t-il d’une voix rauque.
Son
anglais est teinté d’un léger accent slave. Elle lui répond avec une
brusquerie qui ne lui est pas coutumière:
-
Je rentre en Grande-Bretagne dans deux
jours. Je couvre le festival pour la
presse cinéma de mon pays. Et
vous ?
-
J’ai été invité pour participer à
des tables rondes. Je suis chef opérateur.
-
Ah !
Elle
le scrute. Son look est détonnant dans cet univers où toutes les femmes ont
sorti leurs talons aiguilles, avec lesquels elles ne savent pas marcher
(a-t-elle remarqué), leurs manteaux de fourrure (ça ne sert à rien quand il
pleut.. et ça sent mauvais après, pensera-t-elle cinq minutes plus tard, à la
sortie du théâtre). L’homme ne colle pas à la cérémonie. Et pourtant, son
visage reflète une intelligence détachée, amusée, dans ce monde
superficiel. Ça lui plaît. Ils se
regardent, s’observent. Il note le léger dédain logé dans les plis autour de
ses yeux. L’âge. Pas plus de 35 ans.
-
Vous venez au cocktail ensuite ? De
toute façon, ils y seront tous (dit-il en indiquant les stars du menton)
-
Oui, je dois y aller ! Et vous ?
-
Maintenant, oui.
Ils
se dirigent d’un pas commun vers la sortie.
Au
dehors, la pluie s’est abattue sur la ville, transformant le tapis rouge en une
sorte de patinoire grotesque. Des parapluies immenses ont été dépêchés pour
protéger les invités VIP. Les gentils organisateurs ont tout prévu.
La
hanche de l’homme vient se placer à côté de celle de la femme. Il a pris un parapluie et tient la femme par
le bras, pour qu’elle ne tombe pas. Ses escarpins sont trempés en deux
secondes. Elle sent l’eau ruisseler dans ses pieds, ce serait presque bon si ce
n’était pas si froid.
Leurs
pas suivent les parapluies flottants. Ils marchent, indifférents aux trombes
d’eau. La robe de la femme s’est collée le long de ses cuisses. L’homme
resserre son étreinte. Ils ont envie de se glisser dans les flaques, de rouler
dedans, de se greffer l’un à l’autre comme des escargots. [...]
Extrait...
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