jeudi 19 novembre 2015

Je crois être née le 12 mai 1980

Katia est seule, à la terrasse du café du MK2 à la Villette. Elle traîne sa solitude chaque jour ici, depuis un an. Les serveurs la connaissent bien, l'aident en ne la prenant pas de haut, en étant gentils avec elle. A vrai dire, elle est coquette, dans ses vêtements sexy. Au départ, elle est venue en nuisette. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait. Elle a eu un coma, provoqué par les médecins suite à des crises d'épilepsie à répétition. Sauf que le coma s'est prolongé. Elle s'est pourtant réveillée, sans savoir combien de temps elle est restée dans cet état. Elle a perdu la mémoire, celle de son âge, de ses souvenirs, de ses amours. Elle fait des mots croisés pour faire fonctionner des neurones dont l'engrenage est bloqué. Elle décoche un sourire à la personne s'asseyant à côté d'elle, en vue d'engager une conversation mainte fois similaire, mais qu'elle n'a de cesse de reproduire, parce que tout s'efface au bout de dix, quinze minutes. Il lui faut mettre un prénom sur ce visage, puis celui-là, puis cet autre, encore. Qui sait, elle s'en souviendra peut-être? se dit-elle, pour ne pas tomber dans le vide d'une tête qui ne répond plus de rien.
Elle s'est occupée d'enfants, dans des écoles avec des enseignantes. C'était Katia la gentille, Katia la méchante, dit-elle, en riant. Les crises d'épilepsie l'ont empêchée de continuer de travailler. Handicapée à plus de 80%, elle touche une indemnité. Mais les entreprises, pourtant sensées toucher des primes pour embaucher des handicapés, ne veulent pas d'elle.
Elle est au chômage, depuis de longs mois. Elle vit chez ses parents, avec sa soeur, à 500 m de ce café, le long du Canal. Près de son osthéo et de l’hôpital de la Salpétrière.
Elle dit " je crois que je suis née un jour de mai 1980, le 12. Mais je ne sais plus quel âge ça fait."
Elle aimait aller au cinéma le samedi et le dimanche. Elle aimait rire des blagues de ses amis. Leur égoïsme, la peur qu'elle leur inspire (le miroir qu'elle leur tend, inconsciemment) les a éloignés d'elle. La lâcheté a pris le dessus. Implacable société, où la dictature du paraître est plus omni-présente que jamais. On n'est pas loin d'un totalitarisme, où seuls les bien-portants auront le droit de cité. Les autres, il faut les cacher.
Elle a eu une sclérose en plaque en CM2.
Les crises d'épilepsie provoquent en elle des tremblements incontrôlés, qu'elle soigne, avec terreur, en cherchant fébrilement dans son sac à main (où trônent des serviettes hygiéniques en permanence) le petit cachet qui lui permettra de se calmer.
Elle a peur de faire peur. Peur du regard des autres.
Elle a pourtant un bon sourire, un visage avenant, une peau laiteuse, des formes généreuses. Elle fume en tenant gracieusement sa cigarette. Elle a envie de plaire. Elle aimerait qu'un homme s'attache à elle; mais qui, hormis ses parents et sa sœur, pourraient s'occuper d'elle au quotidien, sans seulement s'attarder sur ce physique de prime à bord pas désagréable à regarder?

Quel avenir pour cette jeune femme qui pleurait de chagrin devant moi, au bout de quarante minutes de conversation? Je l'ai fait pleurer, me suis-je dit, parce que la compassion sincère, l'intérêt  que je lui témoignais, les mots de soutien que je lui apportais du ton le plus doux possible, comme à un enfant que l'on console parce qu'il a cassé son jouet préféré, l'avait touchée? Parce qu'une inconnue  l'écoutait, l'avait fait rêver cinq minutes en parlant de cinéma, ou parce que je lui montrais un visage bien portant, lui tenais le miroir de ce qu'elle n'était plus?
Qu'aurais-je dû faire? Abréger la conversation qui a abouti à cette souffrance ouverte (car prise de conscience exacerbée à cet instant du dialogue)? Ne pas rentrer dans la pitié que j'éprouvais et qu'elle ressentait?
Comment ne pas être insensible à cette perte de repères, ne pas être admirative devant cette volonté de vouloir s'en sortir en dépit du sort terrible que la vie lui a infligée? Avais-je raison de lui dire que les lendemains ne pourraient qu'être meilleurs et qu'un jour ou l'autre la vie s'arrangerait pour elle? Avais-je le droit de vouloir lui insuffler cet espoir?
Qui suis-je pour distiller ainsi cette compassion? Je ne suis ni psychologue, ni psychiatre, ni même philosophe.... Mon amour pour la vie est immense, car j'ai un jour voulu la perdre.
Alors, peut-être avais-je tout simplement envie que cette jeune femme vive, et qu'au-delà des souffrances, elle continue de regarder les beautés de ce monde, car il y en a encore (les lumières chatoyantes, de nuit, sur la Seine en sont une).
En dépit des horreurs des attentats qui venaient de toucher notre cher Paris, en dépit des monstrueux égoïsmes dont nous faisons tous preuve, en dépit des déceptions qui nous attristent et nous rendent amers (des amis que l'on croyait chers nous laissent peu à peu tomber, car nos modes de vie ne s'accordent plus avec les leurs, avec le temps qui passe: 20 ans d'amitié peuvent parfois terminer dans le caniveau, j'en fais actuellement l'expérience, moi aussi).
La réconforter m'a fait du bien, car j'étais moi aussi, en fin de compte, déboussolée par toutes ces tragédies dernières. Je n'y ai pas pensé, sur le moment. C'est là, deux jours, plus tard, avec le recul et la distance, que je m'en suis rendue compte.
Donner du temps, quand on en a un peu (au lieu de traîner son ennui en surfant sur FB, sur son portable), de manière totalement désintéressée, pour quelqu'un en souffrance et que l'on ne connaît pas, c'est faire abstraction du regard des autres (je pense à cette autre femme en face de moi qui me regardait d'un air vide), c'est accepter de voir le malheur en face. La réalité brute, brutale. Je peux comprendre l'égoïsme, l'individualisme à outrance de certains qui rentrent dans des sas hermétiques, mais je crois, en fin de compte, que c'est encore plus monstrueux que le spectacle de la vie, sans fard, que le destin place parfois sur notre route.

Alors à toi, Katia, qui m'a serré ma main à la broyer, à toi qui me disais ' profitez de la vie à chaque instant, à chaque seconde', je voudrais te redire merci. Tu as fait rejaillir de ce cœur parfois endurci (qui est le mien) une larme de vraie compassion. De tendresse pour le genre humain.
Tant que des Katia seront sur ma route, je continuerai à être ce que je suis.
Tant pis si je ne suis pas assez mesurée, tant pis si je n'ai pas les bonnes formules pour dire ce qu'il faut, dans ces circonstances, tant pis si je fais pleurer. Je me dis que ces larmes ont fait sortir la souffrance qui était contenue depuis trop longtemps dans cet être fragile. J'ose espérer que je l'ai aidée, malgré tout.
J'espère qu'elle s'en sortira et que mes souhaits d'une vie meilleure pour elle seront exaucés.

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