dimanche 27 juin 2010

Portrait de danseuse par Toulouse Lautrec

Ce matin-là, elle m’attendait. Elle avait du utiliser le trousseau de clé que je lui avais remis la semaine précédente, au bal. Elle semblait fatiguée par sa nuit de danseuse. Elle avait ôté ses bas, sa robe et se prenait à se laisser aller. Son corps m’était apparu dans la lumière qui passait, je l’avoue, d’une façon ingrate, par la petite fenêtre de ma chambre. Je louais cet atelier cent sous à une logeuse infâme, mais au moins, il était près du Bal, et je pouvais y revenir à mon aise, sans trop avoir à me justifier.
La ballerine était assise par terre, les bras ballants. J’eus l’impression que son corps occupait tout l’espace restreint, qu’il accaparait toute la lumière, et finissait par prendre un vernis presque verdâtre. Elle pensait, insouciante, indifférente à la banalité de mes jours. J’ose me faire l’interprète de ces mots :
- Il est long, quand même, Lautrec, j’espère que rien ne lui est arrivé. Il est tellement maladroit. Ah, mais j’aime sa maladresse, son regard, ses mains. Il est le plus doux des hommes qui ne m’aient jamais regardée.
Mais non, ce n’est pas possible, voilà plutôt ce qu’elle ne m’avouera jamais, qu’elle cachera sous un sourire charmant :
- Pas encore là, le vieil infirme ! Et moi qui m’attendais à ce qu’il me couvre d’or ! Il a peut-être déjà tout bu les écus qu’il m’a promis, au cas où je viendrais poser comme objet de son tableau. Mais moi, je n’ai pas le temps ! Et l’argent, j’en ai besoin. Ce n’est pas avec les pourboires de ces Messieurs que je vais terminer le mois ; et puis la logeuse veut son loyer, pour peu que je ne puisse pas lui donner, je serai à la rue, misérable…

Je la regardais, plein de pitié. Je savais tout. Ce n’était pas la peine qu’elle me raconte sa vie. Je l’avais vu danser une semaine plus tôt, au Bal du Chat Noir. Je ne connaissais que trop bien le genre de sa vie. Tout ce qui m’importait était qu’elle fut là. Je lui demandais de relever ses cheveux roux en un chignon, ce qu’elle fit sans pour autant dégager sa nuque. Cela ne me contraria pas. Néanmoins, quelque chose dans sa mise me dérangeait.
Je lui demandai alors d’ôter son corset et son jupon, mais de garder ses chausses. Elle s’exécuta une nouvelle fois, sans dire un mot. Je me moquais désormais de tout ce qu’elle pouvait penser. Qu’elle éprouva de la crainte, de l’intérêt, ou même encore de la tendresse à mon égard, ne m’intéressait plus. Mon esprit bouillonnait. Je sentais que j’approchais de mon but. Je lui demandai de poser ses bras sur ses genoux, en gardant le dos bien droit. Une danseuse doit savoir faire cela, me contentais-je de marmonner.
Son dos et ses bras minces apparurent. Elle m’avait tournée le dos. Et c’était cela ce que je cherchais. Ses hanches rebondissantes, ses reins autour desquels elle avait noué l’étoffe de son jupon, oscillaient entre le nacre et le verdâtre. Sans le savoir, la danseuse était en train de m’offrir le plus pur des cadeaux. D’objet, elle était devenue sujet ; inconsciente, sans aucun doute, mais réellement sujet de mon œuvre. De son corps, jaillissaient toutes les couleurs de mon esprit. La pièce devint vert tendre. Le plancher perdit son aspect rugueux et sombre. Le fauteuil sur lequel elle avait négligemment jeté sa robe s’auréolait de poussière dorée.
Un vertige me prit ; je fermais les yeux, les ouvris de nouveau, de crainte que tout ait disparu. Non, c’était exactement comme je le voulais.
Je me précipitais sur mon chevalet.

(juin 2006)

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